JOURNAL DE BORD D’UN CPE EN REP +

26 mars 2023 : « Au-delà du mur »

Dans la série Game of Thrones, un mal venu du Nord menaçait la civilisation. L’ordre militaire de la Garde de Nuit, stationné sur un édifice de glace marquant la frontière nordique des Sept couronnes, avait pour rôle de protéger le royaume des invasions des sauvageons et des marcheurs blancs, « ceux qui rôdent la nuit ». Des patrouilles sont régulièrement envoyés « au-delà du mur » pour inspecter les fondations et s’assurer que le mur ne se fissure. Parfois, j’ai l’impression que la vie scolaire fait parti de cette Garde de nuit. Ne gardons-nous pas, nous aussi, les murs du collège contre des invasions extérieures ?

Tout comme la Garde de nuit, nous sommes l’interface entre l’intérieur du collège et l’extérieur opérant un contrôle très strict des entrées et sorties. Nous veillons à maintenir les problèmes extérieurs du collège au-delà de nos murs mais notre réalité est plutôt celle d’un vieux navire qui prend l’eau de tous les côtés, une passoire, où chaque membre de l’équipage, après avoir écopé, s’épuise à calfater, c’est-à-dire à rendre étanche ce lieu qu’on voudrait sanctuariser. Calfater pour ne pas laisser passer ces vagues de violence qui remettent en question l’ordre intérieur avec ses règles, ses codifications, ses normes. Calfater pour éviter que les logiques des quartiers se substitue aux logiques scolaires. Certains adolescents occupent les espaces du collège comme s’ils squattaient un hall d’immeuble. D’autres semblent occuper le rôle de guetteurs afin de donner l’alerte à leurs camarades. Le capital guerrier est devenu une valeur refuge car il plus facile à fructifier dans l’immédiat que les autres capitaux (culturel, social, symbolique) qui font cruellement défauts à nos élèves. Comme l’écrivait Thomas Sauvadet : « Dès que le contrôle adulte se relâche, notamment pendant la récréation, la recherche de capital guerrier s’accroît : insultes, rumeurs, vols, bousculades, créent des conflits, et parfois de bonnes bagarres. Le champ scolaire passe au second plan : entre le risque de perdre violemment la face devant leurs camarades et l’atome d’hydrogène, que croyez-vous qu’ils choisissent ? » (Sauvadet, Thomas, Le Capital guerrier, 2006, p. 215). Dans la période d’incertitude et de difficultés sociales que nous vivons, il n’est peut-être pas surprenant que le capital guerrier tend à se renforcer. Il agit sur certains jeunes comme une sorte de revanche qui leur permet de s’imposer au milieu des déshérités.

Cette violence, présente dans le collège depuis de nombreuses années, était auparavant davantage contenue. Elle s’exprimait majoritairement de l’autre côté des grilles du collège. Les bagarres, parfois violentes, étaient plus rares. Le respect de l’adulte semblait être une valeur partagée par la grande majorité des élèves. Une rupture semble s’opérer depuis la crise sanitaire. Récemment nous avons dû faire face à des intrusions de parents ou de jeunes des quartier venus marquer la présence du quartier à l’intérieur des grilles. Insulter, cracher, squatter, toiser, frapper deviennent des occupations quotidiennes de certains élèves perdus qui ne parviennent pas à donner du sens à leur parcours scolaire. Insulter comme mode de langage par manque de mots. Cracher pour exprimer un profond mépris ou une rage. Squatter pour prendre possession des espaces scolaires. Toiser pour montrer qui est le dominant et le dominé. Frapper à la moindre contrariété ou désaccord avec un autre ou pour un regard qui ne passe pas. Une défiance semble s’être opérée entre certains élèves et nous et le dialogue devient compliqué. Il y a une forme de crispation des rapports entre adultes et élèves entraînant un climat scolaire tendu. Nous avançons sur une ligne de crêtes avec le sentiment que les situations peuvent basculer à chaque instant.

Nous passons notre temps à gérer de l’imprévu dans une institution qui essaie de tout contrôler et programmer. L’imprévu est ce qui surgit à un moment donné et peut déstabiliser l’ordre établi. Si celui-ci est solide il risque de vaciller quelque peu mais ne rompra pas. A l’inverse, si celui-ci est fragilisé, le risque est grand de plonger dans une crise profonde et durable. Depuis plusieurs années, les professionnels de l’éducation nationale alertent sur la crise subie par l’institution qui peine à se réformer. Un écart semble s’être opéré entre les aspirations des jeunes et la manière dont l’institution les voit. Comme le souligne Pierre-François Moreau dans un article sur Fernand Deligny, les autorités institutionnelles « diffusent non seulement une vision du monde, mais une conception aussi du monde restreint qui est celui de leur fonction : elles disent ce qu’est soigner et recevoir des soins, instruire et être instruit. Parler du monde, ou de ce monde, c’est dire aussi la place de celui à qui elles s’adressent : lui intimer ce qu’il doit faire, lui conseiller un itinéraire, l’installer dans une identité » (Moreau, Pierre-François, Tramer. Deligny, les institutions, l’action, 2021, p.36). Les jeunes ne se reconnaissent plus dans la signification du « être instruit », ils refusent pour certains cette assignation dans une identité qui les fixe à une place et qui « ceinture leur espoir ». Ils rejettent aussi peut-être cette injonction de « rester à sa place » qui, comme le rappelle Claire Marin, « s’adresse souvent à ceux qui menacent de bouleverser l’ordre établi, les hiérarchies installées, les pouvoirs dominants. Celui à qui l’on intime de rester à sa place est celui que l’on veut enclore dans un espace mineur, secondaire, inférieur (…). Celui à qui on ordonne de rester à sa place est précisément celui qui a déjà commencé à regarder ailleurs » (Marin, Claire, Être à sa place, 2022, pp 30-31).

Calfater les brèches qui s’ouvrent entre l’intérieur et l’extérieur de l’institution ne revient-il pas à tenter de maintenir un ordre établi ? Ne faudrait-il pas se saisir de ces failles, de ces brèches pour redéfinir l’institution scolaire ? Car, la brèche, « ce n’est pas la ruine ; mais c’est quand même ce qui fissure le rempart. Une série de combats, qui usent du terrain existant, relient les unités qui apprennent ensemble à esquiver » (Moreau, Pierre-François, Tramer. Deligny, Les institutions, l’action, 2021, p. 45). Autrement dit, nous ne pouvons pas continuer à combattre l’extérieur sans risque d’usure chez les professionnels. Si la violence pénètre à ce point l’institution à des niveaux différents, c’est peut-être qu’elle ne parvient plus à être en adéquation avec son époque. Les différents dispositifs que l’institution tente d’imposer pour répondre à cette violence démontrent une forme d’impuissance. A chaque problème rencontré par l’institution, on a créé un référent : référent laïcité, référent harcèlement scolaire, référent décrochage scolaire, référent égalité filles-garçons et j’en oublie certainement d’autres. Au final, elle ne cesse de fragmenter, de segmenter le problème de fond et ne parvient donc pas à apporter une réponse adoptée. Nous ne cessons de mettre des pansements sur une jambe de bois.

Il serait temps de réfléchir avec les jeunes à ce que signifie « être instruit » et comment cela peut leur permettre d’avoir une trajectoire de vie autre que celle fixée par notre société qui ne cesse de reproduire les inégalités. Les violences qui s’expriment doivent être entendues. Elles doivent engager l’institution à se réformer de l’intérieur en s’ouvrant sur l’extérieur et en prenant appui, à la fois sur les différents acteurs qui gravitent autour de la jeunesse et sur les jeunes qui aspirent à être entendus. Il s’agit de construire du commun ou du « comm’un » pour reprendre une réflexion de Deligny : « Mais le comm’un? Ou s’intercale cette apostrophe, et c’est le comme qui ressort et prédomine, ou c’est bien de commun qu’il s’agit, chevêtre s’il en est. Ce que le dictionnaire nous en dit ne va pas plus loin : « commun » – qui appartient, qui s’applique à plusieurs personnes ou choses – le peuple ». Rien que ça : le peuple. Ce mot de commun(e) est le plus mystérieux de tous les mots du dictionnaire » (Deligny, Fernand, Le Croire et le craindre in Œuvre, 2007, pp. 1110-1111). Construire ce comm’un suppose d’accorder une attention particulière à l’autre, celui qui vient de l’extérieur et que nous devons apprendre à accueillir avec hospitalité, valeur qui a tendance à se perdre dans notre institution scolaire.

Bonne semaine à toutes et tous !

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