JOURNAL DE BORD D’UN CPE EN REP +

Sem 23 : 09/03/20 au 13/03/20

Suite aux propos inquiétants du jeune M, élève de sixième, la semaine dernière, ma collègue assistante sociale et moi avions proposé à la maman de nous rencontrer le mardi 10 mars afin d’évoquer cette situation difficile. La maman de M est arrivée à l’heure accompagnée par sa fille âgée d’une vingtaine d’année. M redoutait beaucoup cet entretien et la veille il m’avait dit qu’il ne souhaitait plus que l’on aborde les violences occasionnelles de son beau-père. Il m’avait d’ailleurs demandé d’y assister afin de le soutenir, ce que j’ai accepté.

La maman de M est une femme marquée par une histoire de vie compliquée. Claire Marin expliquait dans son livre sur la rupture que le « visage est un parchemin », elle ajoutait : « Le visage comme le disait Paul Valéry, nous trahit parfaitement, on ne devrait peut-être pas le donner à voir avec autant de générosité. L’épreuve s’écrit sur son visage »1. Elle semble fatiguée et tendue. A ses côtés, sa fille apparaît très apprêtée et décidée. Elle est présente pour soutenir sa maman, ce qu’elle nous confirmera par la suite. Je laisse ma collègue mener l’entretien. Elle a malheureusement l’habitude de ces situations. Je suis admiratif de la manière dont elle amène la discussion subtilement aux nœuds du problème en évitant tout jugement envers cette famille. La maman a du mal à s’exprimer certainement par pudeur et par crainte d’être jugée. A l’inverse sa fille s’exprime avec un langage soutenu et n’hésite pas à compléter les propos de sa mère ou à corriger le langage de son frère lorsque celui-ci prend la parole.

Au fil de l’entretien apparaît au grand jour les multiples blessures de cette famille. La souffrance est palpable mais elle est enveloppée d’un voile de pudeur et de dignité, ce qui la rend encore plus touchante. Comment se remettre, en effet, du placement de son premier fils d’autant plus lorsque celui-ci s’est fait dans des conditions difficiles ? Un souvenir traumatique qui semble également avoir touché M sans que celui-ci n’ait réussi à l’exprimer jusqu’à présent. Claire Marin , toujours dans son livre sur la rupture, a écrit qu’elle « fait de nous un être brisé ». Il est d’ailleurs très compliqué de se reconstruire après un tel événement. La mémoire garde des traces d’un tel traumatisme.

La maman de M reconnaît que son conjoint peut se montrer très sévère. Elle dit qu’il est de « l’ancienne école », « un peu militaire ». Elle trouve aussi que parfois il va un peu loin pour imposer son autorité. Elle a choisi de rester en retrait pour ne pas « envenimer » la situation mais aussi par peur de perdre ce conjoint qui lui a apporté une sécurité financière. Sa fille nous explique que sa mère a toujours dû se battre pour élever ses enfants et qu’ils n’ont jamais manqué de rien car leur mère préférait se sacrifier plutôt que de les priver de quoique ce soit. S’opposer à son conjoint c’est donc aussi prendre le risque de se retrouver de nouveau dans la précarité. La maman ajoute qu’il finance aussi les différentes activités et les sorties dont bénéficie M. Elle est donc partagée entre la tristesse de voir son enfant souffrir et la peur de perdre ce soutien. Cet entretien lui a fait prendre conscience de la souffrance de son fils et qu’il faut en tenir compte. Elle est d’accord pour que l’on puisse rencontrer son conjoint afin d’apaiser les tensions. M peut aussi s’appuyer sur une sœur aidante et qui a pris son indépendance. Elle l’accueille régulièrement à son domicile et l’aide dans son travail scolaire. Elle apparaît comme une réelle ressource pour M d’autant plus qu’elle est devenu pour sa mère une sorte « d’interprètes de la culture scolaire »2 et parvient à lui expliquer les attentes de l’institution.

M est sorti soulagé de cet entretien mais malheureusement la fermeture du collège va retarder le suivi que nous souhaitions mettre en place. Cette décision prise par le président de la République jeudi soir a donné une note très particulière au vendredi. Il y avait beaucoup d’incertitude et d’excitation chez les élèves. Nous avons eu, par exemple, un déclenchement intempestif d’alarme, ce qui n’était jamais arrivé depuis que j’exerce dans ce collège. On n’aurait presque pu penser qu’il s’agissait d’une fin d’année. Mais j’ai vu aussi des élèves de troisième

inquiets de cette fermeture car cela ne va pas être simple de s’organiser et de se mettre au travail sans l’aide physique des enseignants. Nous essayons tant bien que mal de rassurer les élèves avec le peu d’informations que nous avons.

Il s’agit d’une situation totalement inédite et à l’heure où j’écris ces lignes les informations sont toujours contradictoires sur la suite des événements. La situation semble évoluer jour après jour et je ne sais pas encore comment s’organisera mon travail par la suite. C’est pourquoi je vais mettre ce journal de bord à l’arrêt en espérant reprendre au plus vite ce travail. Je souhaite beaucoup de courage à toutes les équipes vie scolaire !

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1 Marin, Claire, Rupture(s), Paris, L’observatoire, 2019, p. 52-53.

2 Faure, Sylvia, Thin, Daniel (sous la dir.), S’en sortir malgré tout. Parcours en classes populaires, Paris, La Dispute, 2019, p. 157.

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